Jacques-Antoine Malarewicz, systémicien connu notamment pour ses nombreuses publications sur l’entreprise, était récemment invité à évoquer son travail auprès des entreprises familiales lors d’une visioconférence interactive organisée par SFCoach.
Les participants venaient de France mais aussi de Belgique, du Canada ainsi que de La Réunion, ce qui a participé à l’intérêt et à la diversité des propos. Tant l’exposé que les échanges se sont avérés riches et passionnants. Les deux heures se sont écoulées beaucoup trop vite et je ne peux qu’espérer d’autres opportunités de ce genre pour faire mieux connaître la particularité de l’accompagnement des entreprises familiales.
Je vous propose ici un résumé des points saillants de cette soirée, sous forme de question-réponse.
Quand les entreprises familiales font-elles appel à un accompagnement spécialisé ?
La majorité des accompagnements des entreprises familiales sont sollicités à ce moment si délicat que représente la transmission de l’entreprise familiale.
En France, seulement un tiers de ces transmissions réussissent à conserver le caractère familial. Cela est notamment dû au fait que lors de la transmission, la logique familiale, émotionnelle et irrationnelle, prend souvent le pas sur la logique de l’entreprise.
Pour tenter d’éviter cet écueil, un accompagnement spécialisé peut s’avérer nécessaire.
De qui émane la demande de coaching ?
Le plus fréquemment, ce sont les DRH non-familiaux qui proposent et initient la démarche. Les enfants du dirigeant sont également souvent les demandeurs. Il arrive aussi que le fondateur ou dirigeant soit lui-même à l’origine de la demande.
Quelle est la durée de ces accompagnements ?
Ce type d’intervention peut se dérouler sur un terme assez long car le système famille-entreprise a besoin de temps, parfois de beaucoup de temps. Il n’est pas rare que l’accompagnement dépasse une année, voire se déroule sur deux à trois ans.
Quels sont les risques pour une entreprise dont la transmission se déroule mal ?
Dans certains cas, l’irrationalité prenant trop largement le pas sur la logique entrepreneuriale, la transmission peut être littéralement sabotée, menant à l’impossibilité d’une transmission intra-familiale. Et dans certains cas, l’entreprise ne pourra même pas être transmise à un tiers et elle périclitera.
Comment se passe un accompagnement de ce type ?
Seuls les membres de la famille seront concernés par ce suivi. Le coach va définir le « périmètre familial » de son intervention en fonction de la particularité de la composition familiale et en considérant les circonstances spécifiques. Ce « périmètre d’intervention » pourra aussi évoluer au fil du temps. Ce sont des interventions à géométrie variables !
Quels sont les objectifs possibles de ce type de coaching ?
Bien que l’accompagnement concerne la famille, l’accompagnement n’est pas de la thérapie familiale et les interventions visent un autre but qu’en thérapie.
Plusieurs objectifs fréquents ont été identifiés :
Faciliter le processus de transmission.
Permettre l’expression des conflits et les dépasser.
Définir une charte familiale, garante de la pérennité de l’entreprise. Cette charte n’a aucune valeur juridique mais elle est un engagement moral de tous les membres de la famille.
Contrer le népotisme, c’est-à-dire la prédilection irrationnelle et dangereuse de privilégier certains liens de sang et d’attachement familiaux aux compétences réelles.
A venir
Jacques-Antoine Malarewicz nous a informés de la publication prochaine d’un livre sur les accompagnements d’entreprises familiales. Nous attendons avec impatience cet ouvrage qui nous en apprendra plus encore sur sa longue expérience de terrain auprès de ces entreprises si particulières.
Conférence interactive de Jacques-Antoine Malarewicz pour SFCoach le 7 avril 2022 : « Couple, famille, entreprise, comment gérer la somme des irrationalités dans une intervention en coaching ? »
Gaston a travaillé dur toute sa vie. Il s’est accroché à son projet, s’est battu comme un lion, son épouse à ses côtés, pour développer son entreprise, nourrir sa famille et aussi transmettre quelque chose à ses enfants.
Ce quelque chose, ce sont deux entreprises, fruits de son labeur acharné.
Mais tout ne s’est pas passé comme prévu.
A tel point que la famille est rongée par les conflits.
L’appel au secours
C’est Cathy, la « petite dernière » de 41 ans, qui m’appelle. Ses propos sont confus. Je lui propose alors de venir jusqu’à mon bureau pour m’expliquer posément ce qui la secoue de la sorte.
Le jour dit, elle est encore dans un état de grande agitation qui rend ses explications difficiles à suivre. Nous prenons un moment pour faire baisser l’anxiété par un bref exercice de respiration consciente. Elle me relate une situation de tension intense dans les liens familiaux, au point que les réunions familiales sont progressivement devenues intenables et n’ont actuellement plus lieu.
Cette situation afflige fortement ses parents et elle me demande de trouver une solution pour apaiser les conflits. Sa maman rêve de pouvoir à nouveau réunir ses enfants dans un climat serein.
Elle m’explique l’histoire de l’entreprise familiale, sa composition, ses particularités. Un schéma, préparé par ses soins, m’offre une première approche de la situation. C’est une très bonne base de travail pour moi. Nous nous appuyons sur ce schéma pour tenter de comprendre les différentes relations intrafamiliales et éclaircir les rôles de chacun au sein des entreprises : qui s’entend avec qui, qui est en conflit avec qui, sur quel sujet, qui travaille avec qui, avec quelles compétences et quelles difficultés, …
C’est un véritable imbroglio et les explications qui me sont fournies par Cathy ne me permettent pas encore d’identifier clairement la ou les sources de conflit.
Une première étape pour y voir plus clair
Cathy me demande de les aider, mais les moyens d’y parvenir sont retreints car la famille est repliée sur elle-même, sur sa souffrance. Impensable donc, dans un premier temps, d’organiser une réunion plénière. Je propose alors d’établir un « diagnostic intersubjectif » en récoltant les témoignages de chaque membre de la famille, de manière à rassembler les éléments pouvant me permettre de comprendre ce qui dysfonctionne et crée de telles tensions. Cette option semble la seule possible.
Cathy va ainsi contacter chacun des membres de la famille impliqué ou impacté par la situation. Cela recouvre le couple parental, les quatre enfants, les conjoints des enfants. La génération suivante ne sera pas incluse dans ce processus.
Cette étape demandera du temps. L’organisation des rendez-vous est difficile, et les informations de contact me parviennent très lentement. L’intensité des tensions semble avoir rendu tout mouvement d’ouverture terriblement pénible, comme si toute cette famille était embourbée et incapable d’agir, de s’ouvrir et de participer activement.
Lorsque les entretiens individuels débutent, ma compréhension des enjeux familiaux se fait plus précise au fil des échanges, mes questions aidant mes interlocuteurs à me fournir des informations utiles.
Ce qui apparaît : c’est au cœur de l’entreprise que se trouve le nœud du conflit !
Plusieurs points de cristallisation des conflits sont apparus au cours des différents entretiens mettant au jour un écart manifeste entre le fonctionnement de l’entreprise tel que décrit par les statuts et la réalité vécue par ses membres. Cette distorsion crée alors un décalage entre ce qui est attendu des uns par les autres et la réalité, induisant un climat de forte tension entre les membres de la famille.
Dans ce contexte, les conflits émergent facilement et atteignent une ampleur telle que plus aucune communication sereine n’est possible et plus aucune décision collégiale ne peut se prendre.
Des décisions qui devraient être prises collégialement sont prises individuellement, engendrant, de ce fait, davantage de tensions encore.
Enfin, le fonctionnement actuel de l’entreprise ne respecte ni ses propres statuts ni certains prescrits légaux, ce qui laisse les membres de l’entreprise démunis, faute d’un cadre clair pouvant servir de point de repère à la résolution de conflit.
Comment en est-on arrivé là ?
La transmission intrafamiliale d’un dirigeant unique (Gaston, dans ce cas-ci) à un système collégial de prise de décision (la fratrie, ici composée de quatre enfants) n’a pas fonctionné. La collégialité prévue dans les statuts s’est muée en système hiérarchisé, cette transformation n’ayant fait l’objet d’aucune explication ou consensus au sein de la famille et d’aucune traduction statutaire.
Et ensuite, que fait-on ?
A ce stade, nous proposons une réunion aux membres de la famille qui sont associés au sein de l’entreprise, c’est-à-dire qui détiennent des parts de l’entreprise et/ou y ont un poste d’administrateur.
Cette réunion a pour but d’expliquer ce qui crée les conflits et la manière dont nous avons pensé un accompagnement sur mesure pour sortir de l’impasse. Celui-ci comportera deux axes majeurs.
Dans un premier temps, il s’agira de revenir ensemble sur les éléments qui suscitent des réactions émotionnelles intenses au point de bloquer toute communication et possibilité de solution. L’objectif est de donner de la place, en toute sécurité, à la confrontation saine et utile des idées afin de développer la coopération.
Les aspects légaux devant être respectés, ainsi que ceux ayant trait à la gouvernance de l’entreprise en général et à la résolution des conflits en particulier, seront également abordés.
Seront également évoqués les principes de base de bonne gouvernance ainsi que la question des conflits familiaux qui prennent naissance dans la vie privée et dans l’histoire familiale et qui encombrent les échanges professionnels.
Ensuite, nous aborderons les différentes options qui s’offrent à eux pour apaiser la situation actuelle et poser de nouveaux principes de fonctionnements.
Selon le choix opéré, un accompagnement pourra alors être mis en place avec plusieurs intentions-clés.
Il s’agira d’améliorer les conditions de la prise de décision par une formation des membres de l’entreprise aux principes de base de la gouvernance. Leurs décisions seront ainsi conformes aux prescrits légaux régissant le fonctionnement de l’assemblée générale des actionnaires et de l’organe d’administration (ou conseil d’administration).
Un accompagnement les aidant à communiquer davantage et de façon plus constructive au sein de l’entreprise, et si nécessaire en-dehors de celle-ci, sera également un point important du suivi proposé.
A titre temporaire, un espace de parole sera ouvert pour exprimer et apurer les différends familiaux afin qu’ils ne puissent plus avoir de répercussions délétères sur la sphère de l’entreprise.
Enfin, un ou plusieurs documents écrits pourraient être établis, régissant leur mode de fonctionnement et rappelant les dispositions légales applicables, en vue d’éviter ultérieurement toute tension inutile. Ce type d’écrit offre en effet un cadre, ainsi que des modalités auxquelles se référer, ce qui pourrait s’avérer crucial en situation de crise.
Les objectifs poursuivis
Améliorer les conditions de prises de décisions
Respecter les dispositions légales obligatoires
Communiquer utilement dans et hors entreprise
Augmenter l’efficacité de la collégialité
(Les signes distinctifs des personnes et situations qui ont inspiré cet article ont été modifiés.)
Tout a commencé par un appel. Une femme à bout de souffle, en pleurs, en burn-out, qui sollicite mon aide. Elle est cofondatrice d’une jeune entreprise, avec son mari. Elle s’est récemment littéralement effondrée, n’est plus capable de travailler. Elle a très peur des conséquences de cet effondrement, tant sur son couple que sur l’entreprise. Elle se sent coupable, aussi. Elle s’appelle Céline. Son époux et collaborateur, c’est Louis.
Céline connaît le monde psy et elle sait auprès de qui chercher une aide individuelle pour se relever de son burn-out. Il faudrait aller vite et pourtant il est nécessaire de prendre le temps : se relever d’un burn-out nécessite de la patience et de la prudence.
La première phase de l’accompagnement consistera à prendre soin du couple. La seconde vise l’ensemble des relations familiales au sein de l’entreprise, dont la vie est étroitement corrélée à celle de la famille.
Le couple, la clé de voûte tant de la famille que de l’entreprise
Nous convenons rapidement d’un rendez-vous pour le couple, qui est la pierre angulaire de l’entreprise familiale.
Le couple souffre beaucoup de la situation, il a d’abord besoin de soutien. Il va aussi me permettre, par son récit ainsi que par une série de questions que je vais poser, de comprendre comment l’entreprise est composée et fonctionne, et d’en saisir les besoins. Le couple est le fondateur de l’ensemble du système qui est en souffrance. Prendre soin du couple, c’est d’abord offrir un espace de dialogue et de partage du vécu de chacun, face à cet effondrement de Céline. Relier le couple, mettre des mots sur le vécu subjectif et hautement émotionnel de chacun, et aussi des mots plus techniques, des mots de psy, pour permettre une meilleure compréhension de ce que vit Céline, tant par elle-même que par Louis. S’effondrer comme Céline l’a vécu, c’est très angoissant. Et être témoin de cet effondrement sans le comprendre ni pouvoir aider l’autre l’est également.
Dès que l’affolement consécutif au burn-out se calme, nous devons apporter des réponses concrètes aux problèmes qui en découlent. Cela signifie analyser les différents niveaux de fonctionnement du couple, afin de prendre des décisions opportunes pour palier à l’absence de Céline sur plusieurs fronts. Et là, il va s’agir d’être rapide et efficace, et de prioriser correctement.
Les solutions à apporter à différents niveaux
Céline et Louis ont une somme considérable de responsabilités, de rôles et de tâches. Nous avons dû les distinguer pour y apporter des réponses différenciées :
– Le couple conjugal, sur lequel tout repose et qui donne sens à ce qui a été construit durant toutes ces années : le projet de couple et de famille ainsi que le projet d’entreprise. Pour Louis, il me le confiera plus tard, l’impression dominante était qu’il allait tout perdre ou presque. Il ne savait où donner de la tête et ne voyait pas d’issue. Mais il était prêt à se battre et je crois qu’il a trouvé sa force dans l’amour qu’il porte à Céline, à leurs enfants et à ses enfants. Je me souviens encore de cet instant où j’ai dit que nous allions tout faire pour préserver et la famille et l’entreprise. Ce ne fût pas sans difficultés et nous n’avions aucune garantie mais nous avons réussi.
– La parentalité et ses responsabilités. C’est probablement sur ce point que les difficultés ont été les plus légères. Céline n’a rien lâché ou presque : impossible pour elle d’abandonner son rôle de maman. Même à genoux, elle tenait bon.
– Les fonctions décisionnelles et de pilotage de l’entreprise. Là aussi, le duo a été incroyable. Louis a dû prendre certaines décisions seul, mais je ne compte pas le nombre de sessions de travail durant lesquelles nous avons soutenu ce binôme professionnel pour qu’il continue de codiriger au mieux.
– Les fonctions opérationnelles de chacun. C’est peut-être là que le combat le plus rude a eu lieu. Il était très difficile à Céline de se concentrer sur une tâche malgré sa ténacité à vouloir le faire. Nous avons dû définir ce que Céline voulait et surtout pouvait encore prendre en charge. Et en conséquence, définir ce qui devait être délégué, et à qui. L’état de Céline évoluait mais nous devions nous assurer qu’elle se repose car par moments, elle avait tendance à vouloir assumer plus que son état le permettait.
– Les fonctions RH, en particulier ici le management des autres membres de la famille ayant des postes opérationnels. Nous développerons ce point crucial dans la seconde partie de l’article.
(Les signes distinctifs des personnes et situations qui ont inspiré cet article ont été modifiés.)
Cette situation est la première qui m’ait été confiée. A l’époque, j’ignorais tout de la particularité des entreprises familiales.
Un conflit entre associés déteint sur l’ensemble de la famille
Brigitte a 47 ans et fait partie d’une famille de 5 enfants.
Deux de ses frères sont codirigeants d’une société de services. Suite à une brouille familiale, ils sont dans une situation qui semble inextricable : ils sont quasi dans l’incapacité de s’adresser la parole, ce qui rend le travail de terrain ainsi que la gestion de l’entreprise très difficiles. Les réunions familiales, devenues explosives, sont depuis peu désertées.
Brigitte est impactée à différents niveaux par la situation : elle souffre de voir ses frères en conflit et tente de soutenir ses parents, et en particulier sa maman, désespérée par la tournure qu’a pris ce désaccord qui envahit toute la sphère familiale.
Elle connaît mon parcours professionnel et estime que mes compétences de psychothérapeute relationnelle et de juriste sont susceptibles d’aider ses deux frères. J’accepte que mes coordonnées leur soient transmises afin d’établir un premier contact et de recueillir des informations sur leur problématique.
Premiers rendez-vous : de l’émotionnel et du juridique
C’est le fondateur, Victor, qui me contacte. Je le reçois rapidement, avec pour objectif de récolter des informations susceptibles de m’éclairer sur la situation, en croisant les aspects juridiques et humains. Il sera aussi question d’offrir à Victor un lieu d’écoute pour déposer la souffrance qui le mine.
Spontanément, Victor me parle de sa famille, de sa place dans la fraterie, de son lien avec ses parents, de comment il a fondé l’entreprise puis proposé à son frère, Jules, alors dans une impasse professionnelle, de l’y rejoindre en lui offrant une place quasi équivalente à la sienne. Il me dit combien il est blessé par l’attitude actuelle de son frère, qui réveille d’anciennes blessures familiales.
Il se sent incapable de poursuivre leur collaboration, est conscient de se trouver dans un état émotionnel débordant, et craint de prendre une décision trop peu réfléchie et préjudiciable à l’entreprise.
Je demande à Victor de me fournir les statuts de la société ainsi que le contrat d’agence qui la lie à une enseigne connue. J’ai besoin de saisir la toile de fond juridique ainsi que les enjeux, notamment financiers, en présence.
Victor et moi allons analyser les possibilités de sortir de la collaboration avec son frère ainsi que les impacts sur leurs situations financières ainsi que sur la santé de l’entreprise. Il s’agit d’envisager cette option comme une des multiples possibilités, non comme la solution absolue.
Dans le même temps, nous avons comme but de faire redescendre et d’apaiser l’intensité émotionnelle qui entrave la capacité de Victor à collaborer avec Jules. Cet objectif est intéressant car il rend au binôme sa capacité de collaboration et de co-construction, quitte à ce qu’un de leurs choix puisse être de mettre fin à cette collaboration.
Restaurer le duo de frères
Lorsqu’il semble y avoir de la place pour cela, c’est-à-dire quand Victor a retrouvé une sérénité émotionnelle suffisante, nous envisageons une rencontre avec Jules. Il nous apparaît essentiel de restaurer la capacité de dialogue et de cogestion du binôme.
La perspective de cette rencontre est anxiogène et nous prenons le temps de la préparer avec soin, dans le respect du rythme de Victor. Lorsqu’il s’en sent prêt, il sollicite son frère qui répond favorablement à l’invitation. Nous pouvons poser le rendez-vous !
Un nécessaire et délicat premier rendez-vous avec le duo
L’entretien qui rassemble Jules et Victor démarre prudemment et révèle un aspect inattendu : Jules semble très peu conscient de la souffrance qu’il a générée chez son frère. Il n’arrive pas à en prendre la mesure. Malgré cela, l’entretien permet de renouer le dialogue entre eux, de mettre des mots sur leurs vécus respectifs, de sortir progressivement de la blessure relationnelle. Nous avançons à petits pas, précautionneusement. Je cadre beaucoup cet échange : pas question de risquer de réveiller la douleur or la situation reste sensible. Progressivement, une nouvelle sécurité s’installe dans leur communication et je sens le lien se retisser.
Une base relationnelle solide restaurée
Quelques autres rendez-vous seront nécessaires pour consolider ces bases nouvelles. Les deux frères reconstruiront leur capacité de cogestion et pourront s’appuyer sur celle-ci pour avancer. Différemment, probablement. Ensemble ou pas, selon leur choix.
(Les prénoms et signes distinctifs des personnes et situations qui ont inspiré cet article ont été modifiés.)
Médiation d’une situation délicate en entreprise familiale : le fondateur et ses enfants ont des positions divergentes et cela entrave le bon fonctionnement des organes de gouvernance.
L’entreprise, en quelques mots
L’entreprise existe depuis 2 générations.
Le couple fondateur : madame n’a pas participé à la création mais a toujours aidé son mari et exercé certaines fonctions opérationnelles, souvent sans statut officiel.
Les quatre enfants : tous ont un poste opérationnel dans l’entreprise et certains sont administrateurs. Le fondateur est également encore au CA.
Le couple fondateur est âgé mais monsieur continue de venir chaque jour au sein de l’entreprise. Il n’a plus de poste opérationnel mais est encore administrateur.
Le CA est uniquement composé de membres de la famille.
Les faits problématiques qui me sont relatés en entretien préliminaire
Notre père ne parvient pas à passer la main, à nous faire confiance, et met l’entreprise familiale en danger, m’explique une de ses filles.
Chaque conseil d’administration est devenu une scène conflictuelle intense. Il est très difficile d’y mener des débats constructifs et de prendre des décisions pour piloter sainement l’entreprise.
Cette situation est vécue comme très inquiétante par les enfants. Elle se révèle aussi être un véritable cauchemar pour la famille car les conflits internes à l’entreprise déteignent sur les relations familiales.
Vu la situation, les enfants ont décidé de n’impliquer aucun des nombreux petits-enfants dans l’entreprise. Pas même pour un job d’étudiant, ou un stage. La décision est momentanée mais s’éternise et pourrait, si elle perdure, avoir pour conséquence de bloquer toute possibilité de transmission intrafamiliale ultérieure.
Mon interlocutrice m’explique, à titre d’exemple, que cette décision est contrée par le patriarche, qui amène certains petits enfants sur le lieu d’exploitation et les encourage à apprendre à utiliser du matériel de production et des engins dangereux. L’intention est peut-être louable et il agit vraisemblablement de bonne foi. Cependant, il leur fait prendre des risques inconsidérés ainsi qu’à l’entreprise car en cas d’accident, l’entreprise ne serait pas couverte par les assurances.
Ce sont les grandes lignes de la situation qui m’est exposée par un des enfants, membre du CA et exerçant un poste opérationnel au sein de l’entreprise, lors d’un premier rendez-vous de prise d’informations.
Quel est l’objectif commun des membres de la famille ?
Le challenge, que nous définissons ensemble, est de restaurer un climat collaboratif et une saine gouvernance au sein du CA sans toucher à sa composition. Les liens familiaux doivent impérativement être préservés, c’est un élément vraiment important pour eux.
Comment nous allons procéder pour sortir de l’impasse
Un accord est pris pour que je rencontre ensemble les enfants, qui sont tous hautement désireux de solutionner cette situation à l’amiable. L’objectif de ces réunions est de permettre à chacun d’exprimer sa vision du problème, de nommer la façon dont il est touché, de déposer et partager un récit personnel en toute subjectivité et de faire part de son avis, de ses suggestions, de ses attentes.
Cette étape permettra que je puisse me faire une idée plus précise de la situation. J’ai besoin de percevoir la situation au travers du regard de chacun. Cette description intersubjective portera sur différents niveaux :
Ce qui se déroule au niveau de la famille
Ce qui se passe dans le quotidien de l’entreprise
Ce qui est vécu au conseil d’administration
L’analyse portera également sur les impacts émotionnels et relationnels qui découlent de cette crise, ainsi que sur la place de chacun au sein du système familiale, et la particularité de chaque lien parents-enfant. Mon objectif est d’identifier les leviers qui vont nous permettre de renverser la situation problématique dans le CA tout en préservant les liens familiaux afin de ne pas faire exploser la famille. Un éclairage juridique pourra également être nécessaire, afin de s’assurer que les nouvelles modalités de fonctionnement ne contreviennent pas aux règles de bonne gouvernance applicables.
Dans ce cas de figure, on peut estimer que les liens hiérarchiques entre les deux générations sont figés et que cette fixation est devenue problématique à certains niveaux de la vie de l’entreprise, en particulier au sein des organes décisionnels.
Et ensuite …
C’est en s’appuyant sur la puissance des liens familiaux, et en particulier sur la cohésion de la fratrie, que nous avons pu sortir de l’impasse.
Les enfants étaient empêtrés dans un conflit de loyauté vis-à-vis de leur père et peinaient à s’opposer à son autorité. Comment s’opposer fermement à lui, dans le respect et tout en préservant leurs liens d’attachement ? Comment se sentir plus légitime dans la sphère professionnelle ?
Plusieurs leviers ont été utilisés dans ce cas:
– chaque enfant vit ce conflit de loyauté à sa manière et chacun a reçu une aide sur mesure pour le dépasser – les compétences de chacun ont été mises en avant et valorisées pour soutenir sa légitimité professionnelle – les enfants ont aussi appris à se donner plus de support entre eux, afin de favoriser une cohésion de groupe et de la solidarité face à cette difficulté – chaque enfant a un lien particulier à ses parents, et utiliser la force et la spécificité de chaque lien a aussi permis de préserver les relations d’attachement et de maintenir de la sécurité et du dialogue dans les liens parents-enfants
Certes il a fallu faire face à quelques réticences mais le conseil d’administration a pu retrouver un fonctionnement optimal et l’ensemble de la manœuvre a été réalisée dans un souci permanent de préservation des relations familiales.
(Les signes distinctifs des personnes et situations qui ont inspiré cet article ont été modifiés.)
L’entreprise familiale vit à la croisée de deux mondes : la famille, essentiellement régie par l’émotionnel, et l’entreprise, régie par le rationnel. Elle peut avoir besoin d’un accompagnement psy spécialisé dans des situation de blocage qui mettent sa survie en danger. Résumé d’un article de Caroline Minialai.
Caroline Minialai consacre actuellement une partie de son temps à des travaux de recherches sur les entreprises familiales au sein de la HEM Business School. Elle est l’auteure d’une thèse de doctorat intitulée « La succession des PME familiales marocaines : une approche par le système familial. »
Dans un article paru en juillet dernier, elle fait le constat suivant, qui rejoint notre avis et notre pratique : l’entreprise familiale peut avoir besoin d’un psy.
En effet, dit-elle, l’entreprise familiale se constitue à l’intersection d’un système dominé par les émotions, la famille, et d’un système principalement rationnel, l’entreprise. » Et un dysfonctionnement du système familial peut avoir comme impact la disparition pure et simple de l’entreprise familiale.
Elle avertit que, dans un tel cas, la consultation trop tardive d’un psy peut malheureusement ne mener qu’au triste constat qu’il n’y a plus de collaboration possible entre les membres de la famille au sein de l’entreprise et que la seule option possible est de se séparer, en laissant l’entreprise sans futur crédible.
Elle souligne, en pointillé, que l’affectio societatis qui règne au sein de la famille – et doit y être savamment entretenue – est une clé de la pérennité de l’entreprise familiale.
Elle conclut, exemples à l’appui, que des situations de blocage au sein de l’entreprise ou de la famille nécessitent d’être traitées avec une aide thérapeutique spécialisée. Et ce notamment dans les cas de transmission des parents aux enfants ou encore lorsque la peur de conflits ouverts entrave les prises de décisions nécessaires à la survie et au développement de l’entreprise.
Les facteurs de réussite essentiels, selon elle : Respect – Confiance mutuelle – Communication
S’ils ne font pas partie intégrante des valeurs de la famille, ils doivent y être développés !